Prologue
Une nuit à l’Opéra
Mai 1958, veille de la fête des mères.
Avec mon ami Pierre Cangioni, futur grand journaliste, nous sommes allés au cinéma sur les Champs-Élysées voir un film qui vient de sortir et connaît un immense succès : Le pont de la rivière Kwaï. Devant le cinéma, la file d’attente est imposante, presque décourageante… Mais le spectacle est ailleurs : les Champs sont parcourus de clameurs venues de la place de l’Étoile, du rond-point, de l’avenue elle-même. Alors que nous faisons la queue pour acheter notre billet, l’histoire, la grande, la vraie, s’agite autour de nous. Là-bas se déroule une manifestation pour le retour au pouvoir du général de Gaulle ; un peu plus loin, des contre-manifestants communistes tentent de faire barrage aux gaullistes. Prises entre ces deux cortèges, les compagnies d’intervention de la préfecture de police passent brusquement à une action plus radicale et commencent à procéder à des interpellations massives sur l’ensemble du secteur. La queue qui s’allonge devant le cinéma retient particulièrement leur attention… Nous sommes rapidement encerclés et invités à monter dans les fameux cars bleus de la police parisienne. Lorsque le chargement ne se fait pas assez prestement, les gradés haussent le ton :
— Accélérez le mouvement ! Plus vite !
Sous bonne escorte, nous sommes transférés au centre de tri de Beaujon, rue de Courcelles, où se trouvaient alors des locaux de police importants. Commence une nuit difficile, en plein air, sur un terrain entouré de barrières et de barbelés, sous la surveillance vigilante de gendarmes mobiles, mousqueton à l’épaule…
Un à un, tout au long de la nuit, nous comparaissons devant des policiers en civil qui relèvent notre identité. Le processus prend du temps : nous sommes environ deux cents « détenus ». Vers 3 heures du matin, on nous transfère dans un autre centre, situé celui-là dans les flancs de l’Opéra Garnier et qui sert habituellement à héberger les manifestants venus revendiquer sur les Grands Boulevards. Massés dans des geôles surpeuplées, nous passons plusieurs heures dans une presse indescriptible de cris, de fureur, de vomissements, d’excréments, voire de crises d’épilepsie. J’ai gardé de ces moments un souvenir à la fois fort et écœurant, et j’ai connu ainsi personnellement le climat pénible de certaines interventions…
Par simple souci d’humanité, les fonctionnaires auraient pu nous donner un peu d’air, nous permettre au moins d’aller aux toilettes… Hélas ! À peine la porte des geôles s’ouvre-t-elle qu’une poussée irrésistible de la foule des manifestants balaie les policiers dans les escaliers jusqu’à l’extérieur du local. La situation, d’un seul coup, est devenue extrêmement tendue, elle pourrait même dégénérer. C’est alors qu’un haut gradé, les bras et le képi couverts de galons, arrive sur les lieux et ramène le calme avec une habileté époustouflante.
— J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer ! tonne-t-il d’une voix forte. Il a été décidé que vous serez libérés. Mais nous ne pouvons pas vous relâcher tous dans le quartier de l’Opéra. Vous constitueriez une nouvelle manifestation. Nous allons donc vous faire monter dans des cars par groupe de vingt et nous vous libérerons ensuite en différents endroits de la capitale.
Chacun veut croire à cette promesse. On se bouscule pour monter dans les cars qui filent vers une destination inconnue. Mais ils se rendent tous au même endroit : l’un des garages de la direction des services techniques de la préfecture de police, boulevard MacDonald, dit « Mac Do », dans le XIXe arrondissement. Ce garage a été transformé en centre de détention, lui aussi : un vaste hangar, qui abrite habituellement voitures et camionnettes, a été vidé, des zones ont été délimitées pour tenter de séparer communistes et gaullistes. Une forte surveillance est exercée sur chacun de ces groupes, qui ne cessent de s’invectiver haineusement.
Nous sommes dimanche, les heures passent sans que nous ayons la moindre assurance de recouvrer la liberté. Notre inquiétude est renforcée par la présence d’une demi-douzaine d’automitrailleuses d’un modèle fort ancien, mais qui sont prêtes, dit-on, à être engagées dans Paris si la situation l’exigeait. Dans l’après-midi, Pierre et moi sommes finalement libérés au hasard, parmi un paquet de manifestants, sans explication ni autre forme de procès.
C’était il y a si longtemps… J’ai bien surpris mes collaborateurs après ma prise de fonction comme directeur de la Préfecture de police en 1980 lorsque, visitant les établissements de la direction des services techniques, j’arrivai à « Mac Do » où le chef de parc me présenta ses installations.
— Je connais bien ces lieux, je les ai visités longuement il y a plusieurs années, dis-je. Mais que sont devenues les six automitrailleuses qui se trouvaient là autrefois ?
Le chef de parc parut étonné d’une aussi parfaite connaissance de l’endroit et de son équipement.
— C’étaient des matériels très anciens… Elles ont été réformées.
Heureusement, les automitrailleuses aux tubes menaçants n’ont jamais servi.